Pays d'Arles en Transition

Résilence et transition énergétique

Pourquoi détruisons-nous la vie sur Terre ?

Après avoir rapidement rappelé les faits (la destruction en cours du vivant par Homo Sapiens qui pourrait donc s’achever par une autodestruction) nous présentons les différentes explications de ce paradoxe actuellement apportées au débat et insistons sur celle qui nous semble la plus profonde et en même temps susceptible d’orienter l’action pour éviter cette tragédie annoncée. Le diagnostic scientifique est sans appel. Nous avons enclenché des dynamiques exponentielles sur tous les fronts : émission de gaz à effet de serre (GES), usage des énergies fossiles, consommation d’eau, dégradation des sols, déforestation, destruction des ressources halieutiques, érosion de la biodiversité, dispersion de produits toxiques et/ou écotoxiques…

Il est presque certainement trop tard pour limiter la hausse de la température à 2°C par rapport à sa valeur préindustrielle, comme nous le disent les scientifiques[1]. La contamination des océans par les microplastiques est irréversible. Notre planète est devenue toxique[2]. La destruction de la nature et des êtres vivants s’accélère de manière affolante, ce qui fait employer à des chercheurs très qualifiés les termes de sixième extinction et d’anéantissement de masse.

Pour autant, nous nous sentons souvent impuissants : nos actions sont des gouttes d’eau dans un océan, les « autres » en font encore moins, ce sont les grands pays (la Chine, les USA, l’Inde) ou les grandes entreprises (les pétroliers, les banques, …) qui ont à faire le travail, nous, en France , sommes plutôt de bons élèves etc. Les appels récents à la sobriété des dirigeants des grandes entreprises françaises énergéticiennes n’ont pas été appréciés par ceux qui souhaiteraient qu’ils montrent d’abord l’exemple. Quant au gouvernement français, il procrastine manifestement, malgré les rapports successifs du Haut Conseil pour le Climat, et, plus grave, les désastres climatiques estivaux et le risque réel de pénurie énergétique pour le prochain hiver.

Tous les arguments pour ne pas agir ou agir trop timidement sont compréhensibles, tout comme leur résultante : chacun croyant n’avoir aucun pouvoir, ou, pour le personnel politique des pays démocratiques, ne se sentant pas capable d’affronter une opinion publique perçue comme réticente[3], le cumul de nos (in)actions rend la planète potentiellement invivable.

Notre propos ici vise à prendre de la hauteur en tentant de répondre à une question centrale : pourquoi détruisons-nous la vie sur Terre ? De la réponse à cette question dépend les actions à mener individuelle et collective et le plan sur lequel elles doivent l’être : spirituel, éthique, philosophique, politique (national ou international), sociologique, économique et l’ampleur des remises en cause à conduire (révolution, réforme structurelle, réformes incrémentales).

1. Les principales explications de la destruction du vivant.

Plusieurs auteurs proposent des explications répondant à la question « pourquoi détruisons-nous la planète ? » [4]. Nous avons reformulé la question car la planète n’est pas en cours de destruction. En revanche, l’humanité est menacée car la Terre peut devenir physiologiquement inhabitable aux humains dans de vastes régions du monde. La nature vivante est aussi menacée, il ne peut être exclu que notre planète devienne inhabitable au vivant comme les autres planètes du système solaire. C’est donc bien la question de la vie sur Terre qui se pose. Sans aucun doute possible, ce sont les activités humaines qui sont la cause de ce cataclysme. Il est fondamental de comprendre pourquoi, pour améliorer notre capacité à le stopper.

Nous présenterons d’abord rapidement les causes les plus fréquemment évoquées : la tragédie des communs et des horizons, la nature humaine, le capitalisme et notre addiction à la croissance, la religion judéo-chrétienne, la surpopulation, la révolution thermo-industrielle. Puis nous développerons la thèse selon laquelle la cause la plus déterminante et la plus explicative du désastre en cours est culturelle : nous avons adopté progressivement une culture « sans limite » que nous appellerons pour simplifier CNL, culture no limit. Nous verrons les liens entre cette cause et les autres et nous conclurons avec des pistes d’actions visant à entreprendre une véritable « révolution culturelle », incontournable si nous voulons éviter l’apocalypse.

a. La tragédie des communs et la tragédie des horizons

La tragédie des communs est l’explication la plus souvent avancée par les économistes et dont la dénomination est due à Garrett Hardin dans un article célèbre [5]. Si nous pouvons bénéficier d’un bien commun sans avoir à payer le prix de sa consommation, de son usage ou de son accès, notre intérêt est de continuer à l’exploiter, même si nous savons que l’addition des consommations de tous conduit à la disparition de ce bien. Nous n’avons pas intérêt à nous «sacrifier » à titre individuel. Cette tragédie s’illustre par des comportements de « passagers clandestins » : chacun compte sur les actions des autres mais aucun n’est prêt à « payer » s’il peut l’éviter.

Aucun des acteurs économiques de la chaine fossile (des extracteurs aux consommateurs en passant par les producteurs et les transporteurs) n’a d’intérêt à se sacrifier sur l’autel de la résorption du problème climatique : son « sacrifice » n’aura au mieux du point de vue individuel qu’un effet marginal, et au pire nul (c’est le cas par exemple quand un acteur vend une centrale au charbon, elle n’est pas fermée pour autant). Pour le climat, nous bénéficions tous d’un climat globalement adapté à notre physiologie. Chaque acteur économique (Etats, entreprises, ménages) participe plus ou moins à son dérèglement mais nous sommes plus sensibles au coût pour nous de notre action individuelle qui réduirait notre impact, qu’au bénéfice collectif que cette action induit.

Cette tragédie des communs est clairement explicative et utile analytiquement car elle donne des pistes d’action visant à responsabiliser les acteurs et institutions chargés du bien commun ou à susciter la création de ces institutions. Elle ne fait pas néanmoins le tour de la question : comme l’a montré Elinor Ostrom[6], des sociétés humaines ont réussi à trouver des « arrangements » pour gérer les biens communs, sans les privatiser ( « solution » proposée par Garrett Hardin mais clairement inadaptée dans le cas du climat ou de la biodiversité). Ces solutions reposent sur des traditions culturelles bien différentes de celle qui caractérise notre « civilisation » (voir § 2 )

Cette « tragédie » se double pour les économistes, et ce plus récemment, de la tragédie des horizons formalisée sous ce terme par Mark Carney en 2015, alors président du Conseil de Stabilité financière du G20.

La tragédie des horizons (ou des « biens lointains ») est une variante de la précédente. Elle réside dans le décalage temporel entre les coûts d’une action et ses bénéfices. Les impacts du changement climatique (et de la destruction de la biodiversité) sont croissants dans le temps et deviendront peut-être ingérables dans quelques décennies. Cet « horizon » est bien plus lointain que celui des décideurs économiques (qui raisonnent en général à l’année ou à 3-5 ans mais pas plus) des décideurs politiques, rivés sur les échéances électorales, des autorités technocratiques (la politique monétaire se raisonne à 2-3 ans, la stabilité financière à un peu plus long terme ) et…des ménages, surtout s’ils ont des fins de mois difficiles.

Dès lors les acteurs économiques et politiques n’ont pas intérêt à supporter des coûts ou à faire supporter des coûts à leurs électeurs maintenant, même s’il est bien démontré que la « facture » intertemporelle totale serait bien moindre si les actions étaient entreprises le plus tôt possible.

La tragédie des horizons est bien une « cause » de la destruction du vivant ; elle repose cependant sur une hypothèse implicite, partagée avec la tragédie des communs, c’est que notre intérêt individuel est bien guidé par le désir de consommer toujours plus… Le raisonnement économique dominant qui sous-tend la conclusion tragique, est en effet que nous sommes des « homo economicus » « rationnels » (pour les économistes) c’est-à-dire désirant satisfaire nos désirs (notre utilité disent-ils) au moindre coût. Cette notion de rationalité s’est imposée dans les derniers siècles et reprend à son compte la représentation implicite de la valeur qui fait de la consommation sans limite la source de notre bonheur (même si ces mots sont évités). Nous verrons plus loin que cet ancrage culturel est sans doute la cause profonde de l’anthropocène.

b. La nature humaine.

C’est implicitement ce qu’évoque l’idée d’anthropocène, anthropos renvoyant à l’humanité par opposition aux autres espèces. Il est bien clair que l’espèce humaine est la seule à avoir développé un tel pouvoir de destruction de son environnement. Il semble acquis que l’homme est à l’origine de la disparition de la mégafaune préhistorique[7] tout comme de celle de nombreuses espèces endémiques d’îles (avec l’exemple bien connu du Dodo). On peut se dire que l’être humain est en guerre avec la Nature. C’est ce que révèle l’histoire longue des rapports entre l’homme et la Nature qu’a entreprise Laurent Testot[8] selon lequel l’homme est une « machine à tuer », conditionné pour « penser en termes offensifs », « un hyper prédateur [en] état permanent de belligérance » avec l’environnement. C’est aussi ce qu’affirme le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en 2020 : « L’humanité fait la guerre à la nature » puis en 2021 : « « Nous perdons notre guerre suicidaire contre la nature ».

La planète a connu plusieurs grandes destructions du vivant à commencer par la grande oxydation[9] . Depuis l’explosion de la vie au Cambrien, cinq grandes extinctions de biodiversité[10] ont eu lieu. Mais ces crises majeures ont résulté de la conjugaison de plusieurs facteurs physiques ou biochimiques ; jamais de l’action d’une seule espèce.

Pour donner de la consistance scientifique au rôle de la « nature humaine », des neurobiologistes comme Sébastien Bohler et Thierry Ripoll[11]expliquent que nos mécanismes cérébraux (en simplifiant les mécanismes de renforcement positifs du comportement, « logés » dans le striatum) nous empêchent de nous autolimiter. Nous voulons toujours plus, sans pouvoir nous réfréner. Dans le même registre, l’essayiste Arthur Koestler avait avancé l’hypothèse d’une « erreur » dans l’évolution cérébrale de l’homme, son cortex s’étant développé sans coordination avec les structures plus ancestrales (et gérant les émotions) de son cerveau[12]. En gros ces théories reposent sur le constat d’un déséquilibre : nos capacités intellectuelles et créatives sont mises au service de notre insatiabilité. Nous n’arrivons pas à nous autolimiter.

Mais le débat doit être approfondi car les civilisations précédant les nôtres ne sont pas parvenus à un tel carnage. Et certains « peuples premiers »[13] ont au contraire réussi à vivre en harmonie avec la Nature pendant des milliers d’années.

Par ailleurs, si cette hypothèse était juste, ce que nous vivons serait une fatalité à moins de pouvoir « changer l’homme », de l’améliorer pour résoudre nos problèmes, rêve sulfureux des transhumanistes[14] sur lesquels nous reviendrons plus loin.

c. Le capitalisme et notre addiction à la croissance

Les critiques de la notion d’anthropocène renvoient souvent la responsabilité non à l’Homme en tant qu’espèce biologique mais au capitalisme. C’est ainsi qu’a été forgée la notion de « capitalocène » proposé par Andréas Malm qui montre dans son livre, L’anthropocène contre l’histoire[15], le rôle spécifique des capitalistes anglais dans l’exploitation du charbon.

Nous avons écrit plusieurs textes sur le sujet[16] et nous nous limiterons ici à une brève synthèse.

En incitant à la concentration de capitaux dans les énergies fossiles et dans les activités polluantes, le capitalisme est bien une des causes de la destruction de la vie sur Terre. Il est généralement considéré que le capitalisme ne peut se passer de croissance économique. Notre addiction à la croissance a deux volets : côte « offre » et entreprises, le besoin de croissance pour rentabiliser les capitaux, pour investir, pour enrichir toujours plus les actionnaires etc. et, côté demande, le besoin de consommer toujours plus. Ces deux mécanismes agissent de concert : la puissance du marketing est bien sa capacité à identifier les ressorts de l’achat et à proposer des produits qui satisfont des désirs explicites ou implicites[17].

La remarquable efficacité du capitalisme (donc sa capacité de destruction) provient de sa capacité à mobiliser les énergies humaines (et fossiles !), en faisant converger des intérêts privés, et de son aptitude à réunir des capitaux sur des projets « attractifs » pour les investisseurs. Mais le profit futur généré par un projet ou une entreprise est indépendant de toute considération écologique et sociale ; au contraire même il a bien fallu au départ « exploiter » les ressources naturelles à commencer par les énergies disponibles le plus aisément à grande échelle, les énergies fossiles.

Plus fondamentalement, le capitalisme (surtout dans sa version néolibérale) ne tient pas compte de ce qu’il ne compte pas ; la nature ne se faisant pas payer pour les services qu’elle rend[18] ni pour les préjudices qu’elle subit, est considérée comme un stock infini de ressources dans lequel il est possible de puiser sans limite. Comme le dit la biologiste mexicaine Patricia Balvanera, codirectrice de l’évaluation du dernier rapport de l’IPBES : « Nous voyons la nature comme une immense usine qui fournit des biens pour lesquels nous sommes prêts à payer le prix du marché – combien vais-je payer pour ce café ? . Mais nous ignorons totalement tous les autres coûts de la chaîne d’approvisionnement ! Nous ne prenons pas en compte les processus écologiques qui ont permis de produire ce café, les processus sociaux qui y sont liés… » (Source : Le monde)

Si le capitalisme est en cause, s’en prendre aux puissants[19], aujourd’hui les « grands capitalistes », nous semble un peu court. Les régimes collectivistes russes[20] et chinois n’ont pas été tendres avec l’environnement. Vladimir Poutine, qui n’est pas qu’un capitaliste (même s’il est certainement à la tête d’une fortune considérable), est complètement indifférent à la Nature qu’il n’hésite pas à détruire en Ukraine. Et la détérioration de l’environnement en Chine est massive. Quelle en est la cause ? Sa conversion à un capitalisme d’État quand ses dirigeants ont donné comme consigne « Enrichissez-vous ! » ? Mais alors qu’est-ce qui, dans le capitalisme est en cause ? C’est cela la question centrale.

La critique du capitalisme est essentielle mais elle doit en amont être complétée par une investigation sur les secrets de sa « réussite » et sur ce qui fait du capitalisme une telle machine de guerre contre la nature.

d. La surpopulation.

Il est indéniable que la pression anthropique est fonction de la population humaine[21] qui a augmenté de manière spectaculaire dans les deux derniers siècles. En 1800, l’humanité fête son premier milliard d’individus, après s’être multipliée par 5 en 1800 ans. S’il lui a fallu des millions d‘années pour devenir milliardaire démographique, son deuxième milliard lui a pris 130 ans, son troisième 30 ans, son quatrième 15 ans, ses cinquième et sixième 12 ans chacun. Les projections à horizon 2050 conduisent à des effectifs compris entre 9 et 10 milliards.

Mais :

  • aujourd’hui, les habitants vraiment destructeurs de la planète sont les plus riches (les classes moyennes et riches des pays développés et émergents) ; il suffit pour montrer cela de comparer l’empreinte carbone des riches et des pauvres. Plus généralement l’impact de chacun d’entre nous sur son environnement dépend au premier ordre de son revenu qui est lui-même fortement corrélé à l’énergie et aux matières premières « consommées ». Si nous étions tous pauvres comme le plus pauvre des habitants de la planète nous émettrions en ordre de grandeur 10 fois moins de GES et exercerions une pression totale 10 fois inférieure qui serait compatible avec les capacités d’absorption des puits naturels de CO2.
  • comme l’écrit le pape François, dans son encyclique de 2015 Laudato Si[22] (§50), et même si on ne partage pas son propos sur la démographie : « Accuser l’augmentation de la population et non le consumérisme extrême et sélectif de certains est une façon de ne pas affronter les problèmes ».
  • enfin l’explosion démographique ne vient pas de nulle part ; elle est la résultante de découvertes scientifiques, de progrès dans la gestion publique des eaux usées et d’évolutions comportementales[23] des derniers siècles, qui sont eux-mêmes issus de la révolution culturelle qui s’est produite alors.

e. La religion judéo-chrétienne.

Le débat a été lancé par un article de Lynn White Jr[24], qui rend le judéo-christianisme responsable de la catastrophe écologique contemporaine du fait du rapport dual et hiérarchique entre l’homme et la Nature qu’il a introduit. Les penseurs chrétiens se sont opposés vivement à cette thèse[25]. Le pape François par son encyclique Laudato Si a clarifié la position de l’Église Catholique.

Sans entrer en profondeur dans le débat (considérablement enrichi par les travaux de l’anthropologue Philippe Descola[26]), on peut juste mentionner le fait que la date qui semble « tenir la corde » pour marquer le début de l’anthropocène (1945) correspond plutôt à une période de perte d’influence du judéo-christianisme. On peut indiquer également que la Chine est le plus gros émetteur de GES et n’est influencée que très indirectement par la vision judéo-chrétienne de la nature.

Nous soutiendrons plus loin un point de vue nuancé : c’est en rupture avec les contraintes imposées par l’Église catholique (qui se comportait jusque-là comme les autres pouvoirs religieux) qu’une culture destructrice de l’environnement s’est développée. Mais il est quand même indiscutable que cette culture destructrice est née dans un monde qui était encore « judéo-chrétien » (ou plus justement helléno-judéo-chrétien).

f. La révolution thermo-industrielle.

Ce « candidat » explicatif est indiscutable ; il est clair que c’est à la suite de cette révolution que la puissance de l’homme s’est décuplée puis centuplée[27]. Cependant, il n’est pas indépendant du capitalisme : c’est le capitalisme anglais qui a permis le développement des machines à vapeur (fonctionnant au charbon) ; les « barons » du capitalisme mondial ont ensuite développé l’usage des autres énergies fossiles (pétrole puis gaz) ; et leur poids politique et économique n’est plus à démontrer[28]. Par ailleurs, le développement du capitalisme n’est pas non plus indépendant d’une double révolution culturelle qui s’est produite entre le XV° et le XVII° siècle, ce que nous allons maintenant évoquer.

2. La « culture contemporaine » : la Culture No Limit (CNL)

Nous allons montrer que ce qui caractérise la culture contemporaine c’est le goût voire le culte de la « transgression » et du refus de toute limite. Cette culture est née à la fin de la Renaissance, et s’est développée parallèlement à l’essor des sciences et techniques, en rébellion contre la morale et la religion établie.

La fable des abeilles : quand les vices privés deviennent des vertus publiques

Au plan économique, c’est Bernard Mandeville, avec sa fable des abeilles (1714) qui a fait le premier pas vers ce monde absurde où les vices privés sont supposés engendrer des vertus collectives. L’apologie de la consommation et de la croissance qui, de fil en aiguille, en a résulté est la source de la consomption du vivant, qui caractérise l’anthropocène. Aux yeux de Dany-Robert Dufour[29] , cette fable explicite un tournant dans l’histoire occidentale. Bien loin d’être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l’emprise d’une nouvelle religion conquérante, le Marché, fonctionnant sur le principe mis au jour par Bernard de Mandeville.

Ce n’est pas par hasard que la conception de la rationalité des économistes est celle d’un individu qui satisfait tous ses désirs, sous la seule contrainte de son budget. Et que dès lors la croissance soit un objectif rationnel, puisqu’elle permet de desserrer progressivement cette contrainte et cette limite. Les limites planétaires n’existent pas dans cette conception de la rationalité. Pas plus que l’idée que l’homme pourrait être « bon[30] », capable d’amour désintéressé, de générosité et de don, d’empathie et de coopération, sensible à la beauté de la nature et prêt à se limiter voire à se sacrifier pour la préserver.

Plus profondément encore, cette fable marque une véritable rupture anthropologique et civilisationnelle. Toutes les civilisations, toutes les cultures humaines tentent de discipliner ce que les Grecs appelaient l’hubris, la démesure. Les morales et autres règles religieuses ou sociales, présentes dans toutes les cultures, visent toutes à éviter que l’homme se mette à « déborder », à mettre son intelligence au service de ses passions. Dans les civilisations de type chamanique ou animiste par exemple ce qui est recherché c’est un équilibre entre l’homme et la nature.

Mandeville renverse cet ordre des choses et transforme en valeur ce qui était considéré comme une faute majeure.

Il s’inscrit dans le mouvement des « modernes » incarnés par Descartes qui écrit en 1637, que l’homme peut se rendre « comme maître et possesseur de la nature[31]» et de Francis Bacon qui recommande de « reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles[32]».

Le refus des limites imprègne maintenant notre culture, dans tous les domaines.

Les spécificités cérébrales de notre espèce évoquées par Sébastien Bohler et Thierry Ripoll n’expliquent pas notre incapacité à nous limiter mais la rendent possible. La CNL ne peut apparaître chez aucune autre espèce : les êtres vivants qui nous ont précédé et dont certains nous accompagnent aujourd’hui sont beaucoup plus contraints dans leurs comportements qui sont étroitement encadrés par leur biologie. L’ampleur des possibles accessibles à l’homme au gré de ses découvertes est sans commune mesure avec les marges offertes aux animaux végétaux et autres vivants. Aucun autre être vivant ne peut être « incité » par des mécanismes de récompense cérébraux à agir au-delà de toute limite. En revanche cette potentialité du cerveau ne s’exprime pas « naturellement ». C’est sur ce point que les critiques de ces théories ont raison d’insister. L’expression de cette potentialité ne s’est faite pleinement dans l’histoire que par la civilisation de la CNL.

Le refus des limites se décline en croyances globalement partagées au sein de la « civilisation » occidentale:

  • la science et la technologie résolvent tous les problèmes ;
  • tout ce qui est concevable scientifiquement doit être recherché et expérimenté ;
  • les produits doivent être toujours nouveaux, sont donc vite obsolètes (gaspillage sans limite) et de plus en plus jetables ;
  • l’innovation incessante est le moteur du progrès et de la satisfaction ;
  • il est interdit d’interdire ; tout est possible ;
  • l’art lui-même se doit d’être transgressif [33].

Chacun d’entre nous, en France, dans son quotidien, s’il n’est pas pauvre ou très pauvre, a accès à une profusion de biens ; dans de nombreuses situations, médicales, d’urgence, de solitude non désirée, etc. nous faisons des choix sans tenir compte (inconsciemment ou pas, peu importe) des conséquences environnementales de nos gestes. Peut-on refuser des soins ou des cadeaux (éventuellement coûteux écologiquement et généralement impactant l’environnement) à ses proches, ne pas les voir (donc prendre l’avion car le temps manque pour faire autrement ou qu’il n’y a pas d’alternative) ; peut-on se refuser un voyage touristique après une année de boulot stressante voire épuisante etc. Ces actes sont bien compréhensibles. En aucun cas ils ne sont traversés par la notion de « limites planétaires » et ils ne le sont plus ou de moins en moins par la morale.

Nous sommes souvent la proie d’hésitations. Doit-on acheter bio (à supposer que les contrôles soient bien faits), pour préserver les écosystèmes alors que c’est souvent plus cher? Doit-on acheter sans emballage, qui nous garantissent un bon niveau de propreté ? Faire un détour pour mettre nos déchets recyclables dans des containers lointains ? Se passer de voiture quand la ville est faite pour elles. In fine ce qui nous freine très majoritairement c’est l’argent disponible… Nos économistes ont plutôt raison : dans nos choix de tous les jours, nous nous comportons, comme ils le croient, en homo economicus. Mais cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire humaine, ce n’est pas une donnée « de nature ».

C’est ce même refus inconscient des limites qui nous rend intolérable un gouvernement qui nous en imposerait soit par des taxes soit pire par des interdictions. Nous vivons mal mais acceptons la hausse du prix du baril de pétrole, quand elle provient des marchés « divinités tutélaires » face auxquelles nous nous inclinons, mais nous refusons la taxe carbone. Plus généralement nous vivons comme punitif et/ou liberticide tout ce qui nous empêcherait de consommer sans vergogne. Que cette liberté sans limite se paie un jour par des restrictions physiques imposées par des pénuries généralisées (d’eau, de nourriture) ou des conditions de vie intolérables ne suffit pas à nous rendre tempérants.

Ce refus des limites, nourri des progrès des sciences et techniques, est à l’origine d’un profond paradoxe.

Face aux destructions massives de l’environnement permises par les sciences et techniques, celles-ci sont présentées par les « techno-optimistes » comme la solution aux problèmes qu’elles ont créés. Nous croyons que la science et la technique vont repousser les limites, et plus généralement vont nous « sauver », (en trouvant par exemple de nouvelles sources d’énergie comme la fusion nucléaire).

Beau paradoxe quand on constate que ce sont bien les sciences et techniques qui nous permettent d’exercer cette pression anthropique insupportable sur la planète ! Mais il est vrai que l’efficacité de la méthode expérimentale (physique, biologie, médecine,…) a quelque chose de stupéfiant, voire de magique ! Elle a conduit à des applications dans tous les domaines (de la machine à café au GPS …) ce qui nous a permis de mettre au point des millions de machines, automates et robots, des milliers de molécules répondant à des besoins apparemment infinis (de la lutte contre la souffrance, à la cosmétique en passant par les écrans plats…)

Ce paradoxe repose en fait sur une valeur (le refus des limites) et une croyance (la capacité à trouver une réponse à tous les problèmes créés) mais en rien sur des données factuelles. Nous avons remplacé une croyance en la Providence divine par la croyance en la divine technologie et au divin marché. Cette véritable foi ne repose  en rien sur des données factuelles : rien ne prouve que nous disposerons à temps des technologies adéquates. 

Les industriels, les hommes de marketing savent exploiter ce refus des limites dans tous les domaines de la consommation :

  • la cosmétique, quand elle utilisée à l’excès pour ne pas se voir vieillir ou d’atténuer les marques de l’âge ;
  • la nourriture, où il devient possible de satisfaire à tous les goûts, de donner toujours plus envie, quitte à dégénérer parfois en obésité ;
  • les produits d’addiction comme le tabac l’alcool et toutes les autres formes de drogue, sans oublier les écrans ;
  • les biens de consommation courante où le risque de lassitude, de perte de désir est combattu sans cesse et des millions de produits nouveaux inventés chaque année.

La Culture No Limit toute entière est un leurre !

Le cynisme de certains, mus par leurs intérêts qu’ils évaluent en pouvoir ou en argent, est évidemment caché derrière tous ces comportements et toutes ces recherches. La boucle est ainsi bouclée : science, technologie, marketing, idéalisme et cynisme se marient pour détruire toujours plus nos ressources et nos conditions de vie, en donnant une apparence de rationalité à ce délire collectif.

Les deux messages posthumes de Michael Jackson

La mort de cette star mondiale en juin 2009 fut suivie par 1 milliard de personnes. Les ventes de disques et l’écoute de ses chansons explosèrent sur internet. C’est le premier message de « Bambi ». Il était véritablement idolâtré. Son culte est bien celui d’un être incarnant la CNL et le refus des limites sexuelles, générationnelles ou génétiques.

Son deuxième message est plus profond. Quand son cadavre fut découvert, c’était celui d’un homme faisant 70 ans (alors qu’il n’en avait que 51). Son corps était couvert de traces de piqures, de cicatrices, il avait des côtes brisées et était chauve. Les manipulations dont il s’était fait le champion n’étaient que des leurres. Le pacte faustien d’éternelle jeunesse s’est couronné par un échec indiscutable.

Le sommet en la matière est atteint par le mouvement transhumaniste, que nous avons évoqué plus haut, largement financé par des milliardaires et les GAFAM. Que quelques personnes angoissées par leur mort investissent dans ces recherches, soit. Mais que de tels délires soient propagés auprès des citoyens qui se posent des questions sincères sur leur pertinence ne s’explique que par la CNL qui nous imprègne à notre corps défendant.

Conclusion

La Culture No Limit, la CNL, née après la Renaissance caractérise notre époque et explique fondamentalement notre incapacité à accepter des limites. Elle est la condition du capitalisme moderne. Doublée de notre puissance, qui elle repose sur le développement des sciences et techniques, à partir du début du XVII° siècle, elle a permis la révolution thermo-industrielle et l’explosion démographique.

C’est cette culture qui fonde les tragédies des communs et des horizons. Paradoxalement elle est née sur un terreau en partie judéo-chrétien dont elle semble avoir rejeté un bloc (toute la morale et ses limitations exprimées sous le vocable de péché) mais gardé un autre (« croissez et multipliez-vous ») ce qui rend tentante la thèse de Lynn White ; mais les limites de cette thèse sont évidentes. La religion chrétienne, comme toutes les autres, et toutes philosophies (chinoises, bouddhiques ou autres) installent des limites, et sanctionnent les transgressions. La CNL les valorise et les encourage au contraire.

C’est cette culture qu’il nous faut abandonner. Notre puissance est devenue létale si elle est mise au service de nos appétits et de nos désirs illimités. Les limites planétaires qui touchent l’humanité dans son ensemble concernent également chacun d’entre nous, en tant que citoyen, dirigeant économique ou politique, scientifique. Face à ce constat, on peut imaginer deux scénarios :

1 Celui de l’apprentissage conscient, collectif et coopératif des limites individuelles et planétaires, qui nous permettra, au prix d’un véritable changement de civilisation, de préserver l’habitabilité d’une partie de la planète

2 Si nous sommes incapables de le faire consciemment et vite, nous apprendrons dans la douleur à nous limiter, mais ce sera probablement trop tard et nous connaîtrons la barbarie puis l’extinction de tout ou partie de la vie sur cette planète.

Pour faire advenir le premier scénario, il nous faut une véritable révolution culturelle planétaire. Mais cette révolution ne viendra pas spontanément ni d’un seul coup. Cette thèse d’une CNL imprégnant nos comportements, nos décisions quotidiennes sociales et politiques conduit à abandonner tout simplisme dans les politiques publiques à mener. L’action politique doit se faire sur tous les fronts et utiliser tous les ressorts disponibles, qu’ils soient réglementaires, fiscaux, budgétaires, culturels, artistiques ou autres. Nous ne développerons pas dans post ce que doit être un « plan d’ensemble » d’autant qu’il doit se déployer dans la grande majorité des pays du monde. Nous conclurons plus modestement par cette constatation : il est nécessaire d’adopter une approche systémique de remise en cause globale de notre civilisation.

Alain Grandjean

Source : https://alaingrandjean.fr/2022/07/26/detruisons-vie-terre/