Depuis quelques semaines, nous voyons surgir dans les médias la volonté de faire émerger un monde nouveau. Celui-ci prendrait forme après la crise sanitaire actuelle. Ce nouveau monde est qualifié de « monde d’après » et nous pouvons nous demander s’il n’y a pas derrière cette expression une forme de fantasme schumpetérien de la destruction créatrice, l’effondrement d’un monde qui en ferait émerger un autre, « tout neuf ». Toutefois, pour qu’il puisse y avoir un monde différent, encore faudrait-il qu’ait lieu l’arrêt du monde précédent, qu’il y ait une véritable destruction du monde actuel. Or s’il ne fait aucun doute que la situation est inédite, il semble plutôt que nous soyons dans une suspension du monde actuel.
Depuis le début de la crise, la plupart des individus ou même des organisations ont une obsession : celle de la continuité du monde autant que possible et son redémarrage à l’identique au plus vite. La Chine par exemple a clairement redémarré ses activités au pas de charge. La consommation est repartie : le magasin Hermès de Guangzhou a par exemple réalisé un chiffre d’affaires de 2,7 millions de dollars pour le seul week-end de sa réouverture. Les exportations ont elles aussi reprises : pour livrer du matériel à l’ensemble des pays du monde, de l’Europe à l’Amérique du sud, ou même pour l’envoi d’équipes médicales sur place comme en Italie. Les compagnies aériennes, pour citer un autre exemple, mettent tout en œuvre pour redémarrer au plus vite leurs activités, ce qui permettra notamment aux organisations pétrolières de réviser leurs cours à la hausse. Un autre fait plus frappant encore, sont les cours dispensés par les enseignants – quelque soit le niveau. Ceux-ci sont bien entendu différents sur la forme mais strictement identiques sur le fond à ceux de la période avant la crise. Or si nous voulions un « monde nouveau », il faudrait à l’évidence commencer par former différemment.
Les mêmes acteurs qu’avant
On se plaît donc à rêver un « monde d’après », souvent conceptualisé dans les médias tout en convoquant des individus qui ont été justement les acteurs du monde qui serait à jeter. Ce « monde d’après » est simplement fantasmé, comme un conte, car de manière sous-jacente il est toujours proposé comme meilleur qu’avant. En quoi un monde inconnu serait préférable ? et pour qui ? selon quelles perspectives ? occidentale ou asiatique ? à partir de quel genre ? de quelle classe sociale ? Il est entendu qu’une participation de tous à la création d’un nouveau monde ne restera qu’une utopie. Il n’existe pas et il n’a jamais existé une sorte de « matrice » idéale du monde. La nature humaine est faite avec ses qualités, ce qui nous a permis d’évoluer dans la forme complexe qui est la nôtre aujourd’hui mais aussi avec ses défauts. Viser un « monde d’après » ne serait-ce pas plutôt accepter la nature humaine ?
Accepter le monde d’avant
Ainsi si nous avions à imaginer notre utopie n’est-il pas préférable d’accepter aussi ce fameux « monde d’avant » ? Car nous savons ce que nous devons faire pour un monde meilleur et dès aujourd’hui, non pas pour un « monde d’après » : maîtriser ses passions que sont le pouvoir, la gloire, l’accumulation de richesses ; faire preuve de tempérance dans nos actions et nos désirs ; montrer du respect vis à vis des autres qu’ils soient individus ou animaux – en cessant par exemple de les tuer et de les manger pour un plaisir éphémère -. Ces quelques préceptes, datant des Stoïciens, nous proposent une philosophie comme manière de vivre. Cela demande effort, travail sur soi, réflexion et courage dans ses choix et décisions, c’est ce que l’on appelle des « exercices spirituels ». Autrement dit, si imaginer le « monde d’après » doit avoir lieu il doit commencer par soi, il s’agit de faire preuve comme disaient les grecs d’epimeleia heautou, l’attitude que l’on se doit d’avoir à l’égard de soi, à l’égard des autres, à l’égard du monde.
Source : Le monde d’après n’existera pas, œuvrons pour le nôtre